Matéra, un décor biblique
ville de Palestine égarée au sud de l'Italie
"Comment s'orienter de manière cartésienne dans cet entrelacs urbain habité sans discontinuité depuis dix mille ans ? Une volée de marches suffit pour passer du néolithique au Moyen Age. Au coin d'une venelle surgit un vestige grec, tandis qu'à trois pâtés de maisons on aperçoit une façade baroque. En franchissant le seuil d'un anonyme bâtiment, nous voilà dans le silence d'un lieu de culte paléochrétien. Par un trou dans le mur recouvert de fresques délicates, il communique avec les grottes-taudis où s'entassaient encore familles et animaux au milieu du XXe siècle.
Une balade dans les Sassi est un exercice physique, surtout quand le soleil chauffe à blanc cet univers minéral ou que, à l'inverse, siffle une bise glaciale entre les parois du canyon. Monter, descendre, toujours.
Cet habitat troglodyte creusé dans le tuf depuis la préhistoire s'étage sur plusieurs niveaux, parfois près de dix. Si bien qu'il n'est pas rare de croiser une cheminée au milieu de la rue, souvent tracée à même le toit des habitations.
Mais visiter les Sassi, c'est d'a bord crapahuter dans l'histoire de l'humanité : une expérience intellectuelle et spirituelle à vivre dans quelques-unes des 140 églises rupestres creusées par les communautés monastiques qui se sont succédé dans la région entre le VIIIe et le XIIe siècle. Un itinéraire spécialement jalonné dans le Sasso Caveoso permet de découvrir les plus représentatives, décorées de fresques d'inspiration byzantine ou normande.
Assis à une terrasse à l'ombre de San Pietro Caveoso, petite église baroque posée au bord de l'à-pic, le touriste prend brusquement conscience de l'étrangeté du lieu. Plus que l'austère beauté du paysage, c'est le silence qui étreint l'âme. Pas de bruit de voiture, et pour cause. Ni éclats de voix ni cris d'enfants. Aucun de ces échos familiers. Lestrois quarts de ses habitants ayant été relogés de force en 1952 par le gouvernement dans des quartiers neufs à la périphérie de Matera, la vieille ville est restée abandonnée pendant des années, nue et vide, hésitant longtemps entre la ruine définitive et un destin artificiel de musée.
Peu à peu, la vie a repris sur les 30 hectares de Sassi. Des urbanistes du monde entier se sont passionnés pour leur écosystème, un astucieux mécanisme de ventilation naturelle, de récolte des eaux de pluie et de stockage des déchets qui a traversé les millénaires. Seule la surpopulation en a eu raison, les égouts et les citernes ayant été transformés en habitations.
Désormais, il n'est plus interdit d'habiter les Sassi, dont la réhabilitation est encouragée par les autorités. Des hôtels de luxe s'y sont installés, dans le respect de l'architecture troglodyte. Des chambres d'hôtes, des trattorias et des lieux d'expositions s'ouvrent progressivement.
Les particuliers y reviennent, qui pour restaurer et habiter la maison de ses parents, qui pour s'aménager la plus tendance des résidences secondaires. La commune concède gratuitement les locaux pour quatre-vingt-dix-neuf ans et l'Etat subventionne jusqu'à 60 % des travaux. Les nouveaux résidants sont encore peu nombreux : on estime à plus de 3 000 le nombre des habitations disponibles, dont une bonne moitié (1 672) sont entièrement creusées dans la roche calcaire. Après avoir été un laboratoire architectural pour quelques spécialistes, puis un lieu de tourisme culturel, lesSassi de Matéra s'apprêtent à renaître à la vie sociale.
Bientôt, les chiens errants ne seront plus les seuls à s'y prélasser en maîtres des lieux." Jean-Jacques Bozonnet, Le Monde